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Pouvez-vous dessiner un triangle avec trois angles droits ? Instinctivement, vous répondrez probablement "impossible", avant de me rappeler que la somme des angles d'un triangle est égale à 180 degrés, qu'un angle droit en fait 90 et qu'il est donc mathématiquement impossible de réaliser un tel triangle.
Ce type de raisonnement est un raisonnement mathématique : on part d'un postulat donné (ici, "la somme des angles d'un triangle est égal à 180 degrés"), on applique cela au cas qui nous intéresse (peut-on faire un triangle dont la somme des angles serait de 270 degrés) et on conclut : non, c'est impossible. Bien entendu, ce raisonnement ne tient que si chaque élément est rigoureusement démontré à son tour ; ainsi, la démonstration du théorème selon lequel la somme des angles est égale à 180 degrés dans un triangle a été réalisée par Euclide, dans les Éléments (dans le livre I, proposition 32). Cette démonstration s'appuie elle-même sur d'autres démonstrations, démontrées elle-même précédemment, et ainsi de suite.
Néanmoins, il arrive que certains points de mathématiques ne soient pas démontrables, mais relèvent de la définition ou du sens commun. On nomme de telles éléments des axiomes : des points qui ne nécessitent pas de démonstrations. Par exemple, dans ses Éléments, utilise cinq axiomes dans le livre I (qu'il y nomme des "notions ordinaires"). On y trouve par exemple l'égalité suivante (mais en grec et bien mieux dit) : si a = b et si b = c alors a = c.
Parfois, on est également à mi-chemin entre les deux : des choses qui ne semblent pas nécessaires à démontrer, mais qu'on considère comme vrais pour le reste de la démonstration - des postulats. L'exemple type vous est probablement déjà arrivé : par exemple, dans la phrase "si j'avais un million d'euros, je ferais...", l'obtention du million d'euros est un postulat. Il n'est pas nécessaire d'en expliquer la provenance, la partie importante se situant après.
Quel rapport avec les triangles ? Et bien, dans ses Éléments, Euclide indique également un certain nombre de postulats, qu'il nomme des "demandes". La cinquième d'entre elle, qu'on appelle souvent "postulat d'Euclide",
que je vous invite à aller consulter par vous-même si le cœur vous en dit
, et qui présente un léger problème : il est potentiellement faux. Plus exactement (et avant que les mathématiciens Asgardiens ne viennent me lyncher), il est possible de proposer des exemples de géométries pour lesquelles cet axiome ne s'applique pas.
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Imaginons par exemple que vous vous trouver sur l'équateur, tournæ vers le pôle Nord. Vous vous mettez en marche (longtemps), en allant tout droit : vous finirez par arriver au pôle. Là, vous vous tournez à 90 degrés vers la gauche. Vous faites à nouveau face à l'équateur. Vous reprenez votre marche jusqu'à y revenir. De là, vous vous tournez à 90 degrés vers la droite ; vous ferez alors face à votre point de départ. Vous marchez à nouveau. Félicitations, vous venez de décrire un triangle à la surface de la Terre, dont chaque angle mesure 90 degrés.
Les postulats peu ou mal vérifiés n'existent pas qu'en matière de mathématiques. Notre société entière se base sur de tels postulats ; c'est en les remettant en question que nous acquérons, au fil des siècles, une forme de civilisation qui aujourd'hui nous mène à la porte des étoiles. Ainsi, la controverse de Valladolid, en 1550 / 1551, établi que les peuples amérindiens avaient un status égal à celui des blancs ; si cela resta en (très grande) majorité théorique (et c'est peu de le dire), cela interdit en revanche leur esclavage (et engendra par ricochet la traite des noirs).
De nos jours encore, il reste de nombreux postulats sociétaux qui peuvent et doivent être démontés ; je vous propose d'en étudier ensemble quelques-uns. Je précise que, dans le cadre de cet article, je ne vais pas m'intéresser aux problématiques d'oppression systémiques qui encadrent ces différentes catégories. De même, je vais volontairement passer sous silence certains axes de lecture important (féminisme, validisme, grossophobie), tout simplement parce qu'ils méritent un article à part entière (tout comme les oppressions d'ailleurs, qui auront leurs propres articles).
Le premier postulat à déconstruire est probablement à l'origine de tous les autres ; c'est la notion selon laquelle tous les êtres humains seraient identiques. Notez bien que je ne parle pas là d'égalité (mais promis, ça viendra), mais de choix et d'action. Posez-vous la question : combien de fois avez-vous imaginé une conversation dans votre tête avant de la faire réellement ? Et combien de fois êtes-vous tombé exactement juste ? Les deux nombres ne sont jamais égaux, et c'est normal ; deux personnes ne vont jamais réagir de la même exacte manière à quelque chose. Cela implique, par déduction, que vous ne pouvez - et ne devez - pas utiliser votre propre vécu pour définir celui des autres ; quelque chose qui vous semblera anodin pourra être grave pour unæ autre, et quelque chose qui vous semblera anormal ou repoussant pourra paraitre naturel ou attirant.
Déconstruire ce premier point implique de remettre en question beaucoup de choses. Par exemple, si une pratique qui vous semble repoussante est agréable à d'autres, pouvez-vous émettre un avis sur le fait que ces personnes agissent ainsi ? La réponse la plus rapide serait : non. Mais pourquoi ? Simplement parce que si cette pratique ne cause pas de dommage, alors la seule action pouvant causer des dommages serait votre condamnation. Donc, ne rien faire résulte en un état neutre (pas de dommage) voir positif (les personnes partageant la pratique sont heureuxses), alors qu'agir résulte en un état négatif (les personnes sont blessées). Notez que bien entendu, avant que ces amalgames faciles et faux soit faits, cela s'applique à des personnes en capacité de consentir (mais nous reparlerons de consentement dans un autre article).
Une fois ce premier point déconstruit, un monde de questionnement s'ouvre à nous. La première remise en question se trouve sur l'amour : sommes-nous obligæs de n'aimer qu'une personne du genre opposé au notre ? La société nous a montré ces dernières années que non ; les personnes gays et lesbiennes ont acquis, par leurs luttes, une certaine visibilité. Pour rappel, donc, une personne gay est un homme attiré par les hommes, une personne lesbienne une femme attirée par les femmes.
Nous voici donc avec deux possibilités : aimer les personnes du même genre (homosexualité) et aimer les personnes du genre opposé. Mais c'est une vision très binaire du monde ; après tout, n'est-il pas possible d'être dans les deux catégories à la fois ? Ne pouvons-nous pas aimer les deux ? Aucun axiome ne l'empêche, ce n'est qu'un postulat ; donc, nous le déconstruisons à son tour. Arrive ainsi la bisexualité ou pansexualité (pour les fins de cet article au moins, les deux termes sont échangeables - respectez simplement celui qu'utilise la personne concernée, elle sait probablement mieux que vous ce qui est le bon).
Mais depuis le début de cette discussion, nous parlons d'amour. Est-il nécessaire de ressentir de l'amour ? Est-ce que l'amour (au sens romantique du terme) est un point commun de toute l'humanité ? Bien des poètes nous répondent que oui, et pourtant des sources historiques affirment le contraire. Ainsi, dans le septième chapitre de la première épitre aux Corinthiens, c'est l'apôtre Paul qui va faire part de son absence de désir romantique.
Donc, il est possible de ne pas ressentir de désir romantique du tout. Une telle personne sera qualifiée de personne aromantique. Mais à nouveau, poussons l'investigation plus loin ; est-il possible de ressentir de l'attraction romantique, mais pas sexuelle ? Le sexe fait-il intrinsèquement partie de nous ? J'entends certains répondre que le sexe est nécessaire à la survie de l'espèce, but ultime de tout être vivant ; néanmoins, il est important de noter que nous ne sommes pas des amas cellulaires guidés uniquement par notre cerveau reptilien.
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Retirons donc à nouveau ce postulat erroné pour découvrir l'existence des personnes asexuelles. Mais jusqu'ici, nous raisonnions uniquement en postulats binaires, en 1 et en 0 : soit on est asexuel·le, soit on ne l'est pas. Mais où dans la nature avons-nous vu une telle binarité ? De même que les couleurs ne sont pas binaires, le désir sexuel (et romantique) est en fait un spectre. Ainsi, certaines personnes peuvent ne ressentir aucun désir sexuel (ou romantique) avant d'avoir formé un lien émotionnel et mental fort avec une personne - on les nomme parfois des personnes demi-sexuelles.
Jusqu'ici, cet article n'a évoqué que les différentes personnes avec qui on souhaite avoir (ou non) une relation romantique. Mais que dire de la nature même de cette relation ? À une époque, la société occidentale, très majoritairement chrétienne, recommandait officiellement un seul type de relation, le mariage (à nouveau, chapitre 7 de la première épitre aux Corinthiens). Mais des relations plus éphémères ont toujours coexisté et persistent de nos jours. Si nous brisons le postulat qu'une relation longue / sérieuse n'implique que deux personnes, on peut ainsi imaginer des relations où plus de personnes seraient impliquées et consentantes ; c'est la base du polyamour et de l'anarchie relationnelle.
Intéressons-nous à présent à la définition que nous avons de nous-même. C'est probablement, de tous ces postulats, le plus complexe à briser. Une norme systémique dit que, à notre naissance, on jette un œil sur notre entrejambe et on décide si nous sommes un garçon ou une fille, et que cette opinion prévaudra sur notre vécu
(Je précise à nouveau que je ne vais volontairement pas parler ici des personnes intersexes ; je n'ai pas les connaissances nécessaires pour le faire de manière respectueuse et constructive, et me servir des personnes intersexes juste comme justification pour les personnes trans serait cynique et malfaisant)
Mais au fond, n'est-ce pas absurde de considérer qu'un bref coup d'œil par un étranger est plus vrai que le vécu d'une personne ? Il est évident que si. Le genre n'est donc pas lié à nos organes génitaux ; une personne qui vous explique qu'elle est une femme est une femme. En effet, au fond, qui mieux qu'elle peut le savoir ?
Et à nouveau, la nature n'est pas faite pour la binarité. En effet, sommes-nous nécessairement homme ou femme ? Si la culture occidentale se limite à ces deux catégories, ce n'est pas le cas de toutes les autres. En fait, dans une tablette sumérienne datant du second millénaire avant notre ère, il est déjà fait mention d'un être ni homme, ni femme, et les sociologues décrivent ainsi de nombreux cas de "
Troisième genre
". En français, on utilisera le terme-ombrelle de "non-binarité" pour désigner les personnes n'étant ni dans un genre, ni dans l'autre.
Ces différentes définitions ne sont, bien entendu, que des esquisses de réalités et de vécus bien plus vastes, qui seront développés pour beaucoup dans d'autres articles. Mais j'espère avoir pu vous donner un aperçu de l'immense richesse qui s'offre à nous dès lors qu'on ose remettre en question nos postulats infondés...