JUSTE UN DETOUR Romain Combes Copyright © 2011 Romain Combes Mentions légales : Toute reproduction ou représentation totale ou partielle de ce livre par quelque procédé que ce soit, sans autorisation expresse écrite de l'auteur, est interdite et constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. JUSTE UN DETOUR Ce voyage était de plus en plus déprimant. Le voyageur ne comptait plus les heures, et encore moins la distance parcourue. Ses dernières découvertes n'avaient pas été concluantes, et l'espoir qui le motivait quand il avait accepté cette tâche était en train de le quitter. Il secoua la tête et regarda en l'air. Il contempla la nuit mais n'y trouva pas le même réconfort que d'habitude. Les étoiles semblaient avoir perdu de leur éclat. Il en venait parfois à espérer une panne, ce qui lui fournirait l'excuse nécessaire pour rentrer voir ses proches. Mais son véhicule était bien trop récent, et ne montrait aucun signe de faiblesse. Il tendit la main vers l'appareil radio chromé qui occupait le centre du tableau de bord, pressa deux touches du bout des doigts, et tourna le bouton en métal crènelé qui se trouvait le plus à gauche. Des sons distordus s'élevèrent et l'écran de l'appareil baigna la cabine d'une lueur rouge vif. Le conducteur tourna le bouton jusqu'à ce que ces bruits insupportables se dissipent. Il apprécia le silence qui s'ensuivit, et chercha une nouvelle fréquence. Un crachotement saturé s'éleva des haut-parleurs, suivi par une voix familière. Elle appartenait à l'un de ses compagnons, et le voyageur sourit en l'entendant. Son sourire s'estompa presque aussitôt : les paroles captées étaient d'un pessimisme achevé. Elles formulaient de manière simple et claire des doutes que le voyageur n'était visiblement pas le seul à éprouver. Elles incarnaient parfaitement leur découragement à tous. Ils allaient d'échec en échec et se demandaient si ce qu'ils faisaient avait vraiment un quelconque intérêt. Le voyageur estima qu'il en avait assez entendu. Il tourna au maximum le bouton de recherche de fréquence vers la gauche afin de couper court à ces propos qui lui sapaient le moral. Une friture crachotante s'éleva alors et le voyageur éloigna immédiatement sa main de l'appareil. Ce bruit était anormal. Il y avait peut-être quelque chose à creuser, se dit-il. Il manipula le bouton avec une extrême lenteur, et la friture laissa progressivement la place à une mélodie intrigante. Le voyageur ouvrit la bouche et laissa échapper un juron. Il avait trouvé un signal qui correspondait en tous points à l'objet de sa quête. Il aurait dû s'en réjouir, mais, pour la première fois depuis qu'il s'était engagé dans ces recherches sans fin, il n'en était rien. Il savait qu'il devait remonter jusqu'à la source de ce son si particulier — c'était la règle — mais ne parvenait pas à en éprouver l'envie. Il n'avait encore jamais entendu musique aussi gracieuse, mais craignait trop d'être de nouveau déçu. La mélodie s'arrêta subitement, remplacée par une nouvelle voix, aussi familière que la première. L'écran du récepteur radio changea de teinte, ce qui indiquait que toutes les communications des explorateurs avaient été remplacées par une intervention prioritaire. L'habitacle baignait à présent dans une lumière d'un jaune chaud qui changea agréablement le voyageur des tons rouge vif qui lui agressaient les yeux. La voix qui emplit la cabine était reconnaissable entre mille. C'était celle de leur Meneur, qui leur rappela à quel point leur mission était importante et leur dit de ne surtout pas perdre espoir. Il expliqua qu'il était chaque jour confronté aux mêmes cruelles désillusions. Mais il avait, disait-il, repéré un signal qui lui semblait plus que prometteur. Il conclut son intervention sur de chaleureux encouragements et sa voix s'éteignit, aussitôt remplacée par la fascinante musique. Le voyageur n'était pas particulièrement convaincu par les paroles qu'il venait d'entendre, mais il avait le sentiment de les avoir entendues au meilleur moment possible. Peut-être s'agissait-il d'un signe ? Qui sait... Il écouta avec délectation la mélodie à laquelle il avait failli renoncer, et activa un complexe compas incrusté dans le tableau de bord brun clair. L'outil s'affola quelques instants avant de se stabiliser et d'indiquer une direction avec précision. L'Ouest. L'explorateur hocha imperceptiblement la tête et tourna à gauche. *** L'accélérateur pressé au maximum, il fonçait. Il ne voulait pas risquer de perdre cette luxuriante musique. Les yeux rivés sur sa route, il ne prêtait aucune attention au paysage qui défilait derrière les vitres en de larges bandes colorées. D'abord sombres et quasiment unis, les rubans flous qui se succédaient à toute allure derrière les fenêtres devinrent de plus en plus colorés et fins. Sur le tableau de bord, le compas s'affola de nouveau, indiquant au conducteur que son objectif était proche. Le voyageur ralentit, et la vitesse à laquelle il passa à cinq à l'heure l'aurait sans doute surpris s'il n'était pas autant accoutumé à son bolide dernier cri. Il repéra d'épais bosquets et se gara derrière la végétation aux tons automnaux. Il quitta son véhicule et s'engagea sur la petite route de terre sombre qui longeait les plantes. Évitant trous et flaques boueuses, il progressait avec prudence. Il regarda l'horizon. Il n'entendait plus la musique depuis qu'il avait coupé la radio et quitté son bolide, mais l'osselet cuivré qu'il serrait dans sa main émettait des vibrations dont l'intensité augmentait en fonction de la proximité de l'objectif. Les vibrations étaient de plus en plus puissantes; l'explorateur savait qu'il était près du but. Entendant le vrombissement d'un moteur, il se retourna. Une vive lueur blanche l'éclaira et l'éblouit à mesure qu'elle se rapprochait. Il tendit la main devant son visage pour se protéger de la lumière aveuglante, et hésita à fuir. Une hésitation trop longue : un homme corpulent s'extirpait déjà de la voiture aux pleins phares. Il était vêtu de bleu sombre et fit un pas en avant. « Bougez pas », dit-il en se rapprochant. Le policier arriva au niveau du voyageur, et ce dernier contempla le visage gras et suant qui masquait maintenant les lumières crues et puissantes des phares. « Papiers d'identité », fit-il en tendant mollement la main, paume vers le ciel. Le voyageur ne réagit pas et continua sa contemplation. Troublé, le policier se racla la gorge, et réitéra sa demande. Il ne récolta qu'un lourd silence rendu d'autant plus pesant par le regard fixe que portait sur lui l'explorateur. Le flic tiqua. Quelque chose l'intriguait dans ce regard. Le perturbait. À tel point qu'il détourna les yeux et préféra concentrer son attention sur la grande taille de l'inconnu. Le regard fuyant, il n'en tâcha pas moins de se donner une contenance. Le mépris fonctionnait plutôt pas mal d'habitude, se dit-il. Il y alla franchement. — Bon Dieu de merde, t'es le plus grand fils de pute que j'ai vu de ma vie. Et crois-moi, des fils de pute, j'en ai vu un paquet. Ce gros type qui l'insultait fit très mauvaise impression au voyageur. C'était donc pour ça qu'il était venu se perdre dans ce coin perdu ? Incroyable. Le policier n'apprécia pas vraiment le peu de réaction que ses injures suscitèrent. Il posa la main sur l'étui en cuir qu'il portait à sa ceinture. Le voyageur ne broncha pas, et n'eut pas l'occasion de savoir jusqu'où le flic adipeux aurait bien pu aller. Un fracas musical s'élevait derrière la voiture de police arrêtée dont le moteur tournait au ralenti. Son doux ronronnement mécanique s'éclipsa, remplacé par la musique hurlante qui se rapprochait, provenant des basses sur-vibrantes situées à l'arrière d'une voiture dont seule la sono avait dû coûter cher. Furibard, le flic se retourna en direction du véhicule assourdissant et cria quelque chose d'inaudible à l'attention des occupants de la voiture : un jeune couple aux coiffures anarchiques et aux bras noircis de dessins tribaux. Le voyageur observa un instant le policier s'exciter et sentit l'osselet métallique vibrer doucement au creux de sa paume. Les jeunes lancèrent de grands sourires ironiques au policier, et la fille aperçut l'explorateur. Elle le montra du doigt à son compagnon d'encre et de décibels. Ses paroles étaient couvertes par la musique tonitruante, mais le voyageur parvint à lire sur les lèvres de la jeune femme. Ça donnait quelque chose du genre « hé, regarde un peu... Qu'est-ce qu'il a aux jambes, ce mec ? ». Quoi que ça puisse bien vouloir dire, l'explorateur décida de s'en moquer. Du moins, autant que possible. Il soupira et regretta encore une fois d'avoir fait ce déplacement. Mais il était là, alors autant continuer. Les jeunes rirent et le jeune homme fit rugir son moteur devant les injonctions du policier de descendre de leur « putain de bagnole ». Un dernier vrombissement, et la voiture démarra en projetant derrière elle un nuage de terre pulvérisée. Le policier jura et se retourna vers l'explorateur. — Bordel de merde ! Le voyageur n'était plus là. *** Les larges feuilles des plants de maïs fouettaient l'explorateur, mais il n'y portait aucune attention. Il avait les yeux rivés sur l'osselet qui s'excitait et dansait au creux de sa main. La gigue de l'objet devint folle, et le voyageur leva les yeux. À tout juste cent mètres devant lui se dressait une grange imposante dont la silhouette se découpait sur la lune à la manière d'une ombre chinoise. Le voyageur sourit légèrement et se dirigea vers le bâtiment. Il entendit une voiture approcher, et se baissa avant que les faisceaux lumineux des phares d'un 4x4 ne balaient entièrement la zone où il se trouvait. La Jeep passa à vive allure non loin de la cachette du voyageur et se gara devant les lourdes portes coulissantes de la grange rouge sombre. Accroupi, l'explorateur se remit à avancer en direction de la bâtisse. Un homme trapu descendit du 4x4 et entreprit d'ouvrir les portes de la grange. Skrichk ! Le voyageur s'immobilisa. Il venait d'écraser une brindille. Le costaud tourna la tête en direction du bruit, aussi rapidement qu'un chien de chasse fixe son attention sur une proie. L'explorateur retint son souffle, comme si l'homme avait pu l'entendre à cette distance. Le propriétaire de la Jeep ne bougeait pas, et le voyageur l'imaginait épier les moindres recoins des abords de la grange. Il resta planté là durant presque une minute. Soixante secondes peuvent paraître courtes, mais pas si l'on est accroupi dans une position plus qu'inconfortable et pénible à tenir, au milieu de feuilles rêches et de ronces qui vous piquent le cul et les jambes. Enfin, l'homme haussa les épaules et secoua la tête en maugréant, avant d'ouvrir les portes de la grange. Le voyageur se trouvait à environ cent mètres du bâtiment, mais il distingua néanmoins clairement ce qu'il renfermait. Quelque chose qu'il aurait préféré ne pas voir. *** Dans la grange, l'homme trapu rejoignit un grand type chauve. Tous deux échangèrent un regard et se placèrent de part et d'autre d'une jeune femme bâillonnée. Ses pieds étaient attachés à la chaise sur laquelle on l'avait installée, de manière à ce qu'elle ait les jambes bien écartées. Ses mains étaient liées, ses sous-vêtements à moitié déchirés, et son ventre était marqué de bleus sombres. Du mascara dégoulinant dessinait de difformes ailes de corbeau sur ses joues. Le grand chauve lui caressa les cheveux en souriant, et la fille d'à peine quinze ans gémit. Elle savait. Ce qui allait se produire n'allait pas lui arriver pour la première fois. Le costaud ôta le bâillon qui lui meurtrissait les lèvres; il tira sa mâchoire vers le bas, la forçant à ouvrir la bouche. Elle tenta sans succès de résister, puis se résigna. Elle n'avait même plus la force de pleurer. Ce qui lui restait encore de volonté et de dignité disparaissait un peu plus chaque jour. En poussant un soupir de plaisir, le géant enleva fébrilement son pantalon et se débarrassa de son caleçon jauni par la pisse. Il déballa son engin et le fourra dans la bouche de la gamine. Elle aurait pu mordre ce membre puant, mais elle n'avait plus de dents. Ce détail acheva de révolter le voyageur, qui avait assisté à la scène en se retenant d'agir. Les règles. Ne jamais intervenir. Il observait depuis les carreaux sales d'une fenêtre à moitié obstruée par des bidons d'essence maculés de graisse séchée. Il ne savait que faire, jusqu'à ce que la vision de cette bouche réduite au simple état d'orifice sexuel ne produise comme un bref mais intense claquement sonore au fond de son crâne. Ses ongles crissèrent sur le verre. Presque au même instant, une selle se décrocha de son attache et tomba avec fracas. Surpris, les deux hommes regardèrent le sol. En reportant leur attention sur l'objet de leurs tortures, ils aperçurent le visage pâle du voyageur, derrière la vitre crasseuse. « Putain ! », « Fils de pute ! », dirent-ils en chœur dans un élan d'inspiration. Le plus gros des deux courut jusqu'à un établi sur lequel il saisit un fusil de chasse qui côtoyait câbles électriques, pelle, scies et sacs plastiques à moitié déballés. De quoi se débarrasser de la fille une fois qu'ils se seraient lassés de la souiller. Le maigrichon extirpa sa queue de la bouche de l'adolescente. Un grand filet de foutre et de salive mêlés s'écoula de sa verge et de la bouche de l'adolescente. BAM ! Le gros tira, et la vitre vola en éclats. Le voyageur, qui s'était accroupi de justesse, se protégea des débris qui pleuvaient sur lui. Il entendit les deux hommes gueuler, ainsi que des bruits de pas. On se précipitait vers la sortie de la grange. Il fallait faire preuve de précision. Le voyageur se redressa en prenant bien garde de ne pas se retrouver dans l'axe de la fenêtre. À l'intérieur, le violeur avait peut-être rangé sa matraque, mais il avait sans doute déjà mis la main sur une arme plus mortelle. Le voyageur posa les mains sur le rebord de l'une des deux lourdes portes de la grange, et attendit le bon moment. Il vit le canon du fusil du type baraqué et attendit une petite seconde. Le costaud avança, et maintenant ses bras étaient visibles. De toutes ses forces, le voyageur poussa la porte. Celle-ci coulissa dans un grincement qui fit sursauter l'homme trapu. Il eut à peine le temps de la voir foncer vers lui et le percuter. Assommé sur le coup. Le grand type s'approcha à pas lents de son complice, et regarda tout autour de lui. Il cria. — Allez ! Viens ! Viens, fils de pute ! Derrière la lourde porte qu'il venait de pousser, le voyageur attendait que le gueulard sorte du bâtiment. Les cris et les insultes pleuvaient, hurlées non-stop par le géant, et l'explorateur comprit que cet homme n'aurait pas le cran de sortir de sa planque. Baissé, le voyageur marcha le long de la porte. Il ramassa le fusil du type inconscient et se plaqua contre la porte. Il fallait pousser le violeur à quitter la grange. Hors de question de laisser cette fille ici, à la merci de ces maniaques. Il n'était qu'un observateur, et les règles de son groupe lui interdisaient en théorie de s'impliquer physiquement. En théorie. Il savait ce qui arrivait à ceux qui défiaient les règles, mais il préférait rester fidèle à sa morale. Et après tout, ce n'était pas comme s'il allait tuer ces hommes. Que pourrait bien lui faire subir le Meneur ? Rien de plus qu'une tape sur les doigts et un sermon, il en était convaincu. Il contourna le bâtiment et s'approcha de l'un des murs de la grange. Il repéra une planche à moitié bouffée par les mites et en approcha son œil. Il aperçut l'intérieur de la bâtisse. D'ici, le grand type lui tournait le dos. L'explorateur ne pouvait voir que les cheveux noirs crasseux rabattus derrière les oreilles de l'adolescente. Il plaqua le canon du fusil contre la paroi et l'orienta vers la gauche pour ne pas risquer de blesser la captive. Il pressa la détente. Devant lui, les planches pourries volèrent en éclats. Le salopard sursauta et se figea. Il avait peut-être le cran de fourrer sa bite dans la bouche édentée d'une fille sans défense, mais il n'avait pas le courage de se retourner vers le tireur. Au lieu de cela, il fit exactement ce que le voyageur attendait de lui : prendre la fuite en gueulant de terreur comme une gamine surprise par l'irruption d'une araignée dans ses cheveux. L'explorateur le pourchassa, et, à peine quelques mètres plus loin, le fuyard chuta. L'homme gémit en voyant le tireur s'approcher de lui à grands pas, le canon du fusil encore fumant. Il ferma les yeux. Fort. Il attendait son exécution et n'osait pas regarder la mort droit dans les yeux. Mais le voyageur n'avait pas fait le déplacement pour faire le boulot de la grande faucheuse. Il était formé pour trouver autre chose, et donner la mort était à l'opposé de ses croyances. Il avait envie de céder à ses pulsions, mais se contint. S'il découvrait cela, le Meneur le renierait sans aucun doute. Il ne serait alors plus rien. Souffrir autant pour mettre fin à la vie - et donc aux peines - de ce misérable n'avait aucun intérêt. Il fixait le violeur, et quelque chose dans son regard terrorisa la raclure. Le géant réunit le peu de volonté qu'il lui restait et parvint péniblement à se relever. — Tu... tu me tues pas ? Pas de réponse. Si tuer cet homme n'avait aucun intérêt, lui parler en avait encore moins. Le violeur marqua une pause, puis chacun de ses membres se mit à trembler. — Putain... Ils... Ils ont quoi, tes yeux ? Le violeur s'étrangla sur le dernier mot et poussa un petit cri pathétique. Il prit de nouveau la fuite et le voyageur le regarda s'éloigner dans la nuit. Le pire, se dit ce dernier, était de penser que cet homme recommencerait. Croire le contraire serait faire preuve de naïveté. Et cela faisait un bon moment déjà que le voyageur avait perdu toute candeur. Débarrassé des deux tortionnaires, l'un assommé pour des heures et l'autre bien parti pour se perdre, le voyageur pénétra dans la grange. *** Il quitta la bâtisse en soutenant la jeune fille. Le regard de celle-ci était perdu dans le vide. Elle était silencieuse et marchait en boitant Elle osait à peine s'agripper au voyageur : toucher quelqu'un lui rappelait trop les outrages qu'elle avait subi. Le voyageur ouvrit la portière passager de la Jeep du costaud inconscient et s'avança près de l'homme. Il fouilla ses poches et en extirpa les clés du véhicule. Après avoir installé l'adolescente sur le siège passager, il s'installa au volant. L'explorateur démarra et s'engagea sur la nationale la plus proche. Jetant un coup d'œil à la jeune fille, il remarqua qu'elle le fixait. Son expression était indéchiffrable, et regarder les yeux noirs immobiles de l'adolescente était comme contempler un abîme terrifiant. Comme plonger dans les tréfonds d'un espace glacial. Plus jamais elle ne poserait souriante sur des clichés à moitié flous pris dans la hâte toute adolescente des jeunes qui s'offrent du bon temps. Plus jamais elle ne rirait de bon cœur à une blague de mauvais goût. Ni à aucune autre, d'ailleurs. Le voyageur aurait dû être troublé par la manière dont elle le regardait, mais il n'en était rien. Bien au contraire. De tous ceux qu'il avait croisé ce soir, elle était la seule à ne pas lui avoir fait de réflexion sur son physique. Peut-être parce qu'à présent, elle était différente. Ce qu'elle avait enduré la faisait-elle sortir du lot ? Certainement, se dit l'explorateur. Mais à quel prix. *** Il la fixa longuement et elle finit par lui montrer du doigt le « H » lumineux bleu d'un panneau indicateur. Il hocha la tête et suivit les indications. Arrivé à destination, il ouvrit la portière et se contenta d'adresser un signe de tête à l'adolescente en guise d'au revoir. Elle hocha faiblement la tête en retour, tenta un sourire qui ne vint jamais, regarda ses pieds, et s'éloigna. Elle disparut derrière les portes automatiques de l'entrée des urgences aux murs jaune pâle. En remontant dans le 4x4, il soupira. Il était sur le point de plonger dans ses pensées, mais la radio crépita. — Ici l'officier 47. On nous a signalé une voiture volée. A quinze kilomètres du supermarché principal. Une Jeep marron. Elle appartient aux deux fils du procureur Filipovitch. L'un des deux a été agressé. Fabuleux, se dit le voyageur. Il quitta le parking express de l'hôpital et s'engagea sur la droite. Dans l'une des poches de sa veste, l'osselet vibrait de nouveau, alors qu'il avait cessé tout mouvement depuis que l'explorateur s'était éloigné de la grange. Ce qu'il cherchait se trouvait non loin de ce bâtiment, et il aurait eu le temps de trouver son trésor si ceux qu'il avait corrigés ne l'avaient pas dénoncé. Il se dit qu'il devait y avoir un système de traçage dans le 4x4, car déjà des sirènes étaient audibles au-dehors. Elles se rapprochaient, et les lumières bleues et rouges alternantes des gyrophares illuminèrent quelques instants après l'horizon noir. Un bref coup d'œil dans le rétroviseur intérieur, et le voyageur grogna. Trois voitures de police le pourchassaient. Les sirènes puissantes hurlaient, comme des loups hurlent à la mort. Le voyageur pressa l'accélérateur. Il devait retrouver son véhicule au plus vite. Jamais il ne pourrait atteindre sa destination avec la Jeep qu'il conduisait en ce moment. Il maîtrisait plutôt mal ce type de véhicule, même si son fonctionnement était basique comparé à son moyen de locomotion habituel. Poursuivi sans relâche, il fixait la route avec attention, à l'affût des virages et de la circulation. Il vira entre deux voitures, fit involontairement une queue de poisson à un poids lourd qui lui répondit par un coup de klaxon rugissant, et frôla la vieille guimbarde d'un homme âgé qui se crispa et donna un grand coup de volant pour éviter le chauffard. Mais le voyageur maîtrisait sa trajectoire. La seule chose qui pêchait était la vitesse autorisée par le 4x4. Sur le compteur, l'aiguille flirtait le plus souvent avec le chiffre maximal, mais cela n'empêchait pas les policiers de gagner du terrain au volant de leurs puissantes berlines. Les trois poursuivants se rapprochaient. Ils allaient le rattraper, et l'explorateur n'y pouvait rien. Il reconnut alors la zone où il s'était garé, et se dit qu'il avait finalement peut-être une chance d'échapper aux voitures vrombissantes. Peine perdue. À peine avait-il eu ces pensées que l'une des berlines le percuta, défonçant le pare chocs arrière du 4x4. Le voyageur tenta de garder le contrôle de son véhicule, mais la voiture agressive le percuta une nouvelle fois, en se rabattant. Les pneus de la Jeep crissèrent. Le 4x4 dérapa. Lampadaires et étoiles se changèrent en filets lumineux fonçant à toute vitesse dans le ciel noir en décrivant un arc de cercle. L'espace d'un instant, le voyageur perdit la notion de l'espace. Le bas devint le haut, la droite passa à gauche, et le ciel disparut, chassé par le sol qui se rapprochait de façon fulgurante. Impact. Le pare-brise explosa et des éclats fusèrent en tous sens. Le voyageur se protégea par réflexe. In extremis : des morceaux de verre se fichèrent dans ses mains et dans ses avant bras. La Jeep fit deux tonneaux supplémentaires et manqua de s'enrouler autour d'un des nombreux arbres plantés à fréquence régulière sur le bas-côté. À plat ventre sur le plafond devenu plancher, le voyageur s'extirpa avec peine de l'épave. Sentir l'herbe et la terre fraîche sous ses mains apaisa un instant la douleur. Il se mit à genoux et, de la tranche de la main gauche, fit tomber les bouts de verre plantés dans ses avant-bras. Sur le point de se relever, une détonation assourdissante le surprit, et il ressentit une douleur intense. Son dos lui sembla craquer. Il tomba à genoux alors qu'une nouvelle détonation claquait dans l'air. Nouvelle fulgurance de douleur. À l'épaule, cette fois. Il hoqueta et sentit un goût désagréable dans sa bouche. Il tomba sur le dos, les yeux grands ouverts. Par cette nuit noire, il avait une vue imprenable sur l'espace. Des formes sombres s'approchèrent et masquèrent la lueur des étoiles. Le voyageur toussa alors que les policiers l'observaient. — C'était bien lui, j'espère, dit l'un des agents à quelqu'un que le voyageur ne voyait pas. Deux silhouettes s'approchèrent et le voyageur les reconnut immédiatement. C'étaient les deux tortionnaires. — Ouais, c'est ce fils de pute qui nous a agressé, dit le plus grand des deux frères Filipovitch. — Monsieur ? demanda l'agent au plus trapu. — C'est bien lui. Ce pourri m'a foutu K.O. pour piquer notre caisse. — Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ? demanda un autre policier. — Bordel... à votre avis ? Descendez-moi cette sous-merde, dit le géant. L'explorateur regarda le policier à qui cet ordre venait d'être donné. C'était celui qui l'avait interrogé peu de temps après qu'il ait caché son véhicule dans le coin. Le flic hésita. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais préféra ne rien dire. Il baissa son fusil et l'écarta du voyageur. — Je suis pas sûr que votre père apprécierait tellement, Monsieur... — Et je suis pas sûr que t'apprécierais de paumer ton boulot de merde, lui répondit le grand gars en s'emparant du canon du fusil et en le pointant sur la tête du voyageur. Ce dernier, toujours sur le dos, sentait son sang s'écouler de ses blessures jusque dans la terre. — Allez, dit le costaud au flic qui hésitait toujours. Discute pas avec nous. Fais ton boulot, c'est tout. Le flic tremblait, et le canon de son arme avec. — Je peux pas... — On te demande pas ton avis, fils de pute, lui dit le géant. Notre père vous paie tous assez comme ça. — Assez pour fermer vos gueules et faire ce qu'on vous dit, ajouta son frère. — Il... Il me regarde, dit le flic en désignant le voyageur. Putain... Qu'est-ce qu'ils ont, ses yeux ? — On s'en fout. C'est un putain de camé, peut-être ! Qu'est-ce qu'on en sait ? Et qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Bute-le, dit le grand type. Le gros policier déglutit, grimaça, et tâcha de moins trembler. — Retourne-toi, dit-il au voyageur qui n'en fit rien. Allez ! Retourne-toi ! Face contre terre ! Toujours rien. — Bon Dieu, faut tout faire soi-même ? Retournez-moi cette merde ! dit le fils baraqué du procureur. Leurs regards étaient emplis d'un mélange de rancœur, de crainte et de mépris, mais les policiers obéirent. Ils saisirent le voyageur par les jambes, les bras et les aisselles, et le retournèrent. — Oh putain ! fit l'un des flics en reculant. C'est quoi cette merde ? Les autres poussèrent des cris dégoûtés et lâchèrent aussitôt l'explorateur. Ils firent plusieurs pas en arrière. — Putain... c'est... c'est... commença le grand type. — C'est pas humain... termina son frère. Le dos exposé, les blessures de leur victime étaient enfin clairement visibles. Le sang qui s'en écoulait était bleu-gris, et les chairs gris sombre. Le voyageur soupira étrangement et se releva avec lenteur. Il tournait le dos à ses agresseurs, et entendit le fusil de l'un des flics tomber à terre. Il entendit les bruits de pas de toute l'assemblée qui reculait pour s'éloigner de cet homme qui n'en était pas un. — Bon Dieu, t'es qui ? demanda le violeur, non sans faire un nouveau pas en arrière. — Lui parlez pas, c'est le diable, dit l'un des policiers. Tous se dirigèrent à pas prudents vers leurs véhicules. Inconsciemment, ils se disaient tous que courir ne ferait que déclencher la furie de l'explorateur, comme c'est le cas pour les chiens dangereux. Ils jetaient des coups d'œil inquiets au voyageur, effrayés et fascinés à la fois. Mais il comptait en rester là. Ses blessures se refermaient déjà, et il marcha en direction des bosquets derrière lesquels il avait garé son véhicule. Boum... Boum. Il se retourna. Boum... Boum. Boum-boum. Et des bruits de voix étouffées. D'un pas rapide, le voyageur avança vers les voitures de police. Les policiers et les fils du procureur tentaient de monter dans leurs véhicules, mais le voyageur ne leur en laissa pas le temps. Il avait voulu éviter ça, dans la grange. La selle qui était tombée avec fracas et avait attiré l'attention sur lui ne s'était pas décrochée par hasard. Il avait provoqué sa chute, malgré lui. Il n'avait pas réussi à se contenir suffisamment. Il s'était retenu d'agir, parce que c'était la règle... Mais après cette nuit, il portait un tout autre regard sur les lois. Il tendit la main droite et pointa simultanément chacun de ses doigts sur les fuyards. Une force invisible les frappa tous de plein fouet et les plaqua contre les voitures. Le voyageur fit de nouveau jouer ses doigts, et les écarta au maximum. Les hommes hurlèrent, mais la circulation avoisinante rendait leurs plaintes inaudibles. Leurs membres se tordirent, leurs muscles lâchèrent, leurs intestins se vidèrent, leurs yeux se révulsèrent, leurs langues s'avalèrent, leurs oreilles éclatèrent, et tous leurs os percèrent la peau. Masses de chair informes, les policiers et les violeurs se répandirent sur le sol en flaques rosâtres pulpeuses. Boum. Boum. Le voyageur marcha jusqu'au coffre d'où provenaient les bruits et l'ouvrit d'un geste de l'index. À l'intérieur se trouvaient les deux jeunes gens à la sono d'enfer, grâce auxquels il avait pu fausser compagnie au gros flic dont l'être liquéfié se mélangeait à présent à la terre. Ils étaient dénudés et fixaient leur sauveur d'un regard d'abord apeuré, puis reconnaissant. Il alla fouiller la masse visqueuse la plus proche de la voiture, y récupéra les clés du véhicule, et les tendit aux jeunes gens. Il s'éloigna avant qu'ils n'aient le temps de reprendre totalement leurs esprits. Le voyageur voulait quitter cet endroit au plus vite. Il était venu pour trouver l'origine d'une musique qu'il trouvait magnifique, mais estimait qu'il en avait assez vu. Arrivé à proximité des bosquets, il effleura l'osselet qu'il tenait dans la main. La végétation remua et les fourrés s'écartèrent pour laisser passer le véhicule qu'ils dissimulaient. Une trappe se découpa dans la paroi rugueuse de l'engin et de multiples lumières se déclenchèrent à l'approche de l'explorateur. Il emprunta la rampe qui descendait de l'appareil, et disparut dans les entrailles du véhicule. La rampe remonta et se fondit dans la coque comme si elle n'avait jamais existé. De fortes vibrations parcoururent le sol, suivies par une vive lumière bleutée. L'engin s'éleva dans les airs, resta un bref instant en position stationnaire, et fila dans le ciel. Un clignement d'yeux aurait suffi à rater ce départ, mais, à tout juste trois cent mètres de là, un chien l'aperçut. Et l'oublia presque aussitôt. Le maître de l'animal y aurait vu bien plus d'intérêt : dans son jardin trônait une petite antenne émettrice, diffusant une musique bien particulière. Pointée droit vers le ciel, la seule interférence possible avec ses émissions était peut-être la vieille grange rouge sombre qui se dressait sur la colline voisine. — T'es encore debout à cette heure-ci ? demanda une femme d'une quarantaine d'années en poussant la porte vitrée qui donnait sur le jardin. — J'en ai plus pour très longtemps, chérie, lui répondit l'homme sans lever le nez de son magazine. — Toujours à passer ce morceau... Qu'est-ce que tu crois que ça va donner, hein ? Ton « Johnny Bigot », ça va deux minutes. — « B. Goode », Lise, « Johnny B. Goode ». — Si tu veux. Ils ont envoyé ça dans l'espace avec Voyager 12, c'est pas suffisant ? — Voyager 1, et Voyager 2. — Si ça peut te faire plaisir. Et ça leur a rapporté quoi, concrètement ? — Eh bien... Rien, admit-il. — Je sais. Et je ne vois pas pourquoi tu t'acharnes à faire pareil. Tu crois quoi ? Qu'ils ont loupé le message, là haut, et qu'ils vont venir te voir à la place ? — Avoue que ce serait quand même super. — Et ils viendraient juste pour ta jolie musique ? C'est ça ? — Pourquoi pas ? Si le Dr. Sagan et la NASA ont choisi ce morceau, ce n'était sûrement pas par hasard. Mais tout ça, tu le sais déjà, on en a parlé cent fois. — Et je t'en reparlerai. Tu sais quoi ? S'ils existaient vraiment, tu crois pas qu'ils seraient déjà passés nous rendre visite ? Et honnêtement, ils n'ont pas envoyé du Mozart en même temps que ton Chuck Berry ? — Entre autres. Tu le sais très bien. — Eh bien, pourquoi tu n'en passes pas ? Ça nous changerait. L'homme ne répondit rien et son épouse rentra. Il se laissa bercer par la musique, et imagina pour la millième fois à quoi pourrait bien ressembler l'arrivée sur Terre de visiteurs d'un autre monde. A cent mille kilomètres au-dessus de lui et de ses rêves de rencontre du troisième type, le voyageur pilotait son vaisseau en silence. Sa radio crachota et projeta une lumière rouge vif dans l'habitacle. Une voix s'éleva, et le voyageur la reconnut aussitôt. Comme toujours. — Vous vous êtes absenté de votre vaisseau durant plusieurs heures, dit le Meneur. Le voyageur ne répondit pas tout de suite. Il fixait les étoiles. — Alors ? reprit la voix. L'explorateur se demandait combien de planètes il devrait encore visiter. Il secoua la tête. — Avez-vous fait une découverte importante ? insista le Meneur. — Une découverte importante ? fit le voyageur. Non. — Alors quoi ? Pourquoi cette absence ? — Oh, j'ai juste fait un détour. Oui... Juste un détour. Fin. Du même auteur : La Compagnie Hyde TechLords - Les Seigneurs Tech : Le Roi du Rouage (TechLords - Les Seigneurs Tech - Vol. I) Celui Qui Croise le Fer (TechLords - Les Seigneurs Tech - Vol. II) Le Temps des Grands Pilons (TechLords - Les Seigneurs Tech - Vol. III) En Ce Lieu, des Plantes (TechLords - Les Seigneurs Tech - Vol. IV) Pour contacter Romain Combes, ou vous inscrire à une newsletter et recevoir des informations sur les nouvelles publications de l'auteur, rendez-vous sur les sites suivants : http://romaincombes.wordpress.com http://twitter.com/romaincombes